Réquisitions étatiques : un nouveau pouvoir exorbitant confié à l’exécutif
La formule “le diable se cache dans les détails” s’applique parfaitement à une situation récente. En effet, parfois, derrière une loi qui semble anodine, se dissimule une clause potentiellement dangereuse. Le 29 juin dernier, le Sénat a adopté en première lecture le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030.
La majeure partie du texte se focalise sur le budget alloué aux forces armées, mais un article a suscité une attention particulière. Il instaure un nouveau système de “réquisition” que le gouvernement pourra mettre en place “en cas de menace, actuelle ou prévisible”. Ce jargon technique masque en réalité des prérogatives extraordinaires, qui pourraient s’avérer nuisibles aux libertés publiques. Voici quelques explications pour mieux comprendre cette situation.
Réquisitions : des conditions de déclenchement très larges
Le nouvel article L2212-1 du Code de la défense prévoit que le régime de réquisition pourra être déclenché “en cas de menace, actuelle ou prévisible”. Une telle formulation donne à l’exécutif une latitude d’interprétation potentiellement dangereuse. Etonnamment, le Premier ministre a même l’autorité pour activer une réquisition “en urgence” et sans nécessité de décret !
Presque n’importe quelle hypothèse futuriste pourrait donc être considérée comme une “menace prévisible” et justifier le recours aux réquisitions. Voici quelques exemples concrets :
- Le risque toujours présent d’une pandémie de type Covid-19 ou Ebola dans les prochaines années ou décennies. Même sans virus circulant, une telle menace sanitaire reste “prévisible”.
- Le risque diffus mais réel d’attaques terroristes futures, régulièrement mis en avant par les autorités.
- Le risque de tempêtes ou inondations exceptionnelles, qui pourraient s’intensifier avec le changement climatique. Même si le lieu et la date sont inconnus, de tels événements sont “prévisibles”.
- Le risque de pénuries alimentaires ou énergétiques majeures, avancé par certains rapports prospectifs.
- Le risque de mouvements sociaux importants voire insurrectionnels, en cas de crises politique ou économique.
- Le risque toujours présent d’une cyberattaque ou d’une panne technique affectant des infrastructures critiques.
Avec une telle latitude, le gouvernement pourrait déclencher ce régime de pleins pouvoirs de façon quasi-permanente, ou de manière préventive sur la base de scénarios hypothétiques parfois très spéculatifs. La condition de “menace prévisible” pourrait être invoquée de manière extensive pour activer des réquisitions, alors même qu’aucun péril imminent ne pèse sur la nation. Même pour de tels motifs spéculatifs, l’exécutif disposera de ce pouvoir exceptionnel. Les possibilités d’abus sont manifestes et inquiétantes.
Des pouvoirs exorbitants de réquisition
Concrètement, dès la publication d’un décret en Conseil des ministres ou par la simple volonté du Premier ministre, les réquisitions pourront toucher “toute personne sur le territoire” ainsi que “toute entreprise française” et “tout navire battant pavillon français“. Entreprises, médias, hôpitaux, citoyens : personne n’est à l’abri d’une telle mesure. L’administration pourra “faire exécuter d’office” les réquisitions, autorisant l’usage de la force publique.
1. Dans le monde du travail, des secteurs entiers pourraient être réquisitionnés :
- Personnel hospitalier
- Salariés de la SNCF, RATP, compagnies aériennes
- Industries d’énergie, eau, télécoms, carburants
- Agriculteurs, éleveurs
- Chauffeurs routiers et marins
- Personnels portuaires et aéroportuaires
- Médias et opérateurs internet
2. Mais les réquisitions pourraient également toucher tout un chacun :
- Automobilistes réquisitionnés avec leurs véhicules pour du transport logistique
- Propriétaires de poids-lourds ou cars réquisitionnés avec leurs véhicules
- Mise à disposition de logements privés pour héberger urgents ou sinistrés
- Réquisition des stocks personnels de nourriture, eau, médicaments
- Réquisition du matériel médical détenu par des particuliers
- Réquisition de groupes électrogènes, d’équipements de survie
- Réquisition des outils, matériaux ou compétences détenus par des bricoleurs amateurs
- Réquisition de clubs de chasseurs et de leurs armes à feu
3. En cas de guerre ou de troubles graves, la réquisition pourrait même viser :
- Mobilisation de réservistes ou anciens militaires
- Réquisition de citoyens valides pour des travaux d’intérêt général
- Mise à contribution d’associations locales de sécurité civile
Ainsi, absolument personne ne serait épargné par ce régime de pouvoir discrétionnaire extrême accordé au gouvernement.
Quelles dérives possibles de la loi Programmation militaire 2024 à 2030 ?
La mise en place d’un tel régime de pleins pouvoirs au profit de l’exécutif ouvre la porte à de nombreux risques d’abus et de dérives attentatoires aux libertés.
Tout d’abord, le gouvernement pourrait être tenté de recourir de façon abusive aux réquisitions pour mater des conflits sociaux ou politiques, par exemple :
- Réquisitionner les salariés en grève pour briser un mouvement social dans un secteur stratégique (énergie, transports, raffineries…)
- Réquisitionner le personnel de médias d’opposition ou des influenceurs critiques sous couvert de lutte contre les “fake news”
- Réquisitionner des manifestants ou les empêcher de se réunir au nom du maintien de l’ordre
Les réquisitions pourraient également servir à une répression déguisée envers certains groupes de population :
- Cibler certaines minorités ethniques ou religieuses sous prétexte d’impératifs de sécurité
- Restreindre les libertés publiques dans certains territoires (couvre-feux, interdictions de circuler…)
Sur le plan économique, le risque de collusion entre pouvoirs publics et intérêts privés est réel :
- Favoritisme dans le choix des entreprises ou secteurs réquisitionnés
- Passer outre la concurrence et les règles de marché sous couvert d’urgence
- Optimisation fiscale et contournement des protections sociales des salariés réquisitionnés
- Usage excessif de la coercition pour accélérer des productions dans l’industrie
Enfin, la pente glissante vers un régime autoritaire pourrait se confirmer :
- Extension permanente des motifs de réquisition sur la base de menaces hypothétiques
- Affaiblissement des garde-fous démocratiques et des contre-pouvoirs
- Répression accrue des opposants et restriction généralisée des libertés publiques
- Arrestations et jugements expéditifs suite à des refus de réquisition
- Contrôle de l’opinion par réquisition des réseaux sociaux (la censure par le gouvernement Macron des réseaux sociaux ou autres autres Etats étant déjà en place)
Le risque est bien réel de voir ce régime d’exception devenir la norme et de porter un coup fatal aux libertés et à l’État de droit dans le pays.
Réquisitions, des moyens de contrainte importants
Lorsqu’une réquisition est émise dans le cadre de ce projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030, sa non-conformité entraîne des sanctions significatives.
En effet, selon l’Article L. 2212-9 du projet de loi, la désobéissance à une réquisition peut conduire à une peine d’emprisonnement de cinq ans et une amende de 500 000 euros. Il s’agit d’une obligation légale, et son non-respect est pris au sérieux par l’État français, car il pourra “faire exécuter d’office” les mesures et utiliser la force publique si nécessaire.
Des contrôles démocratiques insuffisants
Ce nouveau régime de réquisition octroie des pouvoirs considérables au gouvernement, sans prévoir de réels contre-pouvoirs.
Tout d’abord, le Parlement est mis à l’écart et n’a aucun droit de regard avant la mise en œuvre des réquisitions. Les députés et sénateurs ne peuvent que constater a posteriori les décisions de l’exécutif, sans possibilité de les empêcher ni les encadrer.
Ensuite, le Conseil Constitutionnel peut être saisi après coup mais il a montré ces dernières années une grande complaisance envers l’exécutif. Rares sont les mesures d’exception qui ont été censurées depuis 2020.
Du côté de la justice, les citoyens pourront contester les réquisitions devant le juge administratif. Mais le contrôle du juge sur l’opportunité de telles mesures risque d’être limité. Et les procédures seront longues, quand le mal sera déjà fait.
Au final, la concentration des pouvoirs induite par ce nouveau dispositif est à peine compensée par l’affaiblissement général des contre-pouvoirs observé ces dernières années en France. Le risque d’arbitraire et de dérives est donc maximisé.
L’urgence de contrer cette dérive liberticide
Ce projet de loi instaurant un régime de réquisitions à la discrétion du pouvoir exécutif est profondément inquiétant. Sous couvert de protection face à des “menaces” souvent hypothétiques, il consacre une concentration extrême des pouvoirs entre les mains du gouvernement. La latitude laissée à l’appréciation de l’exécutif, l’étendue des réquisitions possibles et l’affaiblissement des contrôles démocratiques ouvrent la porte à tous les abus. Les risques sont grands de voir ce régime d’exception devenir rapidement la norme.
Il est encore temps pour les parlementaires et le Conseil Constitutionnel de rectifier le tir et d’apporter les garanties qui faisant défaut à ce dispositif. Les contre-pouvoirs doivent se mobiliser avant qu’il ne soit trop tard. Car adopter ce texte en l’état serait faire preuve d’une naïveté coupable. Comme l’ont montré les dérives de régimes autoritaires, des pouvoirs exorbitants finissent toujours par corrompre ceux qui les exercent. Affaiblir les libertés sous prétexte de les défendre est une stratégie aussi vieille que tragique.
La majorité actuelle du gouvernement d’Emmanuel Macron porterait une lourde responsabilité historique si elle validait cette loi liberticide. Elle qui se dit attachée aux droits fondamentaux doit démontrer par des actes son attachement aux principes démocratiques. Sinon, la résistance citoyenne s’organisera. Car face à l’arbitraire, le sursaut républicain finira par l’emporter. Le peuple est toujours le dernier rempart contre la tyrannie.
Points clés du projet de loi “Programmation militaire 2024 à 2030”
- Le projet de loi prévoit une enveloppe budgétaire de 413 milliards d’euros sur 7 ans pour le ministère des Armées, avec une augmentation progressive des crédits de 41,2 milliards en 2023 à 44 milliards en 2030.
- Le régime de réquisition pourra désormais être déclenché “en cas de menace, actuelle ou prévisible”
- Les priorités sont la modernisation des équipements militaires, le renouvellement des capacités opérationnelles, l’amélioration des conditions du personnel et le financement de la dissuasion nucléaire.
- Modernisation des équipements : renouvellement des avions de combat Rafale et des hélicoptères, drones, véhicules blindés, sous-marins nucléaires, frégates, satellites…
- Conditions du personnel : revalorisation des rémunérations, amélioration du logement et de l’accompagnement des blessés.
- Dissuasion nucléaire : poursuite de la modernisation de la composante aéroportée et océanique.
- Cyberdéfense : renforcement des moyens humains et technologiques.
- Espace : développement de capacités satellitaires et d’observation spatiale.
- Innovation : enveloppe de 20 milliards d’euros pour la R&D et le développement de technologies de rupture.
Image par Carlos Andrés Ruiz Palacio